9.

 

 

 

 

Sam savait que c’était stupide de rester là alors qu’il n’arrivait pas à travailler et qu’un appartement confortable l’attendait. Mais l’idée de rentrer chez lui sans Nicole, sans lui avoir parlé, lui donnait des crampes d’estomac. Son parfum y flotterait-il encore ? Les draps en seraient imprégnés, aucun doute. Ils conserveraient son odeur et sa saveur. Bon sang, s’il regagnait son appartement sans elle, il errerait comme une âme en peine de pièce en pièce.

Il faudrait pourtant bien qu’il se décide à quitter ce foutu bureau. Harry et Mike l’avaient à l’œil et s’il était encore là à minuit, ils viendraient le chercher, le traîneraient dans un bar et le raccompagneraient chez lui quand il serait fin saoul.

Une éventualité qui pouvait se révéler intéressante, à la réflexion. Avec un peu de chance, il lèverait une fille et ne rentrerait pas seul. Ça lui permettrait peut-être de se sortir Nicole de la tête.

Non, ça ne marcherait pas. Le simple fait d’y penser le dégoûtait d’avance. Bordel, il n’avait pas ressenti la moindre excitation à l’idée de coucher avec une autre femme ! Son sexe s’était presque recroquevillé. Si son sexe avait été doué de parole, il lui aurait dit que Nicole était la seule femme susceptible de lui plaire, ce qui tombait mal, vu qu’elle refusait de lui parler.

Il avait fini par cesser de l’appeler lorsqu’elle avait débranché son téléphone. Son portable était resté éteint, il était donc coincé.

Mike était passé le voir une fois sa mission accomplie, mais n’avait pas dit un mot au sujet de Nicole. Quand Sam lui avait demandé à quoi elle ressemblait, il s’était contenté de lui répondre qu’elle était très belle.

« Merci beaucoup, avait-il pensé, mais je le savais déjà. »

Mike avait ajouté qu’elle semblait très attachée à son père et s’en était tenu à cela.

Assis derrière le grand bureau qui symbolisait son succès professionnel, Sam broyait du noir. Depuis qu’il avait atteint sa majorité, il avait toujours réussi à obtenir ce qu’il voulait. Ça n’avait pas forcément été facile – devenir un SEAL, entre autres, n’avait pas été une partie de plaisir –, mais quand il se donnait un objectif, qu’il y consacrait ses efforts et son intelligence, il était certain de l’atteindre.

Il n’avait jamais connu un seul échec.

C’était la première fois au cours de sa vie adulte qu’il y était confronté. Un échec d’autant plus cuisant qu’il avait rarement désiré quelque chose comme il désirait Nicole. Elle lui avait filé entre les doigts, et il n’avait pas la moindre idée de la façon dont il devait s’y prendre pour la récupérer.

Il avait l’impression de sombrer dans un puits sans fond et de n’avoir rien à quoi se raccrocher.

Il se tassa davantage dans son grand fauteuil de direction.

Une chance que Mike et Harry ne soient pas là pour le voir. Ils l’auraient assommé, histoire de l’empêcher de se lamenter ainsi sur son sort.

Le fait est qu’il était désemparé. Nicole n’était pas un objectif militaire. C’était une femme, avec un cœur de femme totalement insondable. Et lorsqu’il s’agissait de décider quoi faire à son sujet, il nageait en plein brouillard.

Devait-il lui envoyer des fleurs ? Sans doute, mais lesquelles ? La veille chez le coiffeur, il avait lu dans un magazine que les roses étaient complètement passées de mode. Plus aucune femme n’appréciait d’en recevoir dans la mesure où elles signalaient le manque flagrant d’imagination de leur expéditeur. Que connaissait-il d’autre, comme fleurs ? Il se racla les méninges et le seul nom qui lui vint fut marguerites. Mais les marguerites ne symbolisaient-elles pas la mort ? s’interrogea-t-il aussitôt.

Nom de Dieu, il ne se reconnaissait plus. Il n’était plus lui-même. Il tergiversait. Sam Reston tergiversait ! D’ordinaire, Sam Reston ne tergiversait jamais. Il passait à l’action.

Pas ce soir, en tout cas, songea-t-il en soupirant. Il ne pouvait prendre le risque de se présenter à sa porte. Non seulement elle lui en voudrait, mais il risquait de réveiller son père, et dans l’état où il était, elle n’apprécierait pas du tout. Elle lui avait expliqué on ne peut plus clairement qu’elle aimait son père et que le confort de ses derniers instants était sa priorité absolue.

Il ne l’en avait que davantage admirée.

Au fond, sa première idée était peut-être la bonne : faire la tournée des bars en compagnie de ses frères.

Ouais, ce serait…

Sam se redressa brusquement. La rangée d’écrans disposée sur le retour de son bureau en L transmettait en direct ce qu’enregistraient les caméras de surveillance. Et sur celui de la caméra placée au-dessus de sa porte venait d’apparaître… Nicole ! Elle était visiblement soucieuse, et fatiguée, et insupportablement belle.

Elle tendit une longue main fine, la posa sur la porte.

« Oui, l’implora-t-il en se levant. Vas-y ! Frappe ! Je t’accueillerai à bras ouverts et on reprendra là où on s’était arrêtés. »

Un instant, elle parut tentée, puis pivota et pénétra dans son propre bureau.

Merde.

Bon, mais maintenant qu’il savait où elle était, il n’aurait pas besoin d’attendre le lendemain pour la voir. Quelles que soient les pensées compliquées qui s’agitaient dans sa ravissante petite tête, il allait les découvrir dans les cinq minutes à venir.

Il quitta son bureau et traversa le couloir.

Il s’apprêtait à sonner en face quand il suspendit son geste, pétrifié.

Nom de Dieu !

Il venait d’entendre une voix d’homme de l’autre côté du battant. Il s’était exprimé à voix si basse qu’il n’avait pas compris ce qu’il disait. De tous les scénarios qu’il avait imaginés, aucun n’envisageait l’hypothèse que Nicole puisse voir un autre homme. Si elle sortait avec quelqu’un, pourquoi diable avait-elle accepté de passer la nuit avec lui ?

Il tourna la tête, plaqua sa bonne oreille contre la porte. Il n’avait pas rêvé, c’était bien une voix masculine. Sam resta là, aussi immobile qu’une statue, à tenter d’assimiler cette donnée. Nicole avec un autre homme.

Il entendit alors un cri aigu, un cri de douleur, et oublia instantanément toute son expérience de soldat. Tous les sergents instructeurs auxquels il avait eu affaire lui avaient enfoncé dans le crâne ce principe de base : un soldat ne fonce JAMAIS tête baissée lors d’une intervention d’urgence sur le terrain.

S’il avait été capable d’utiliser son cerveau pour réfléchir au lieu de laisser la vision cauchemardesque de Nicole blessée prendre toute la place dans son esprit, Sam serait allé chercher son Glock 19 et une paire de menottes dans son bureau, il aurait utilisé une caméra thermique pour déterminer la position de Nicole et opéré une entrée dynamique.

Cela ne lui aurait pris que quelques secondes – il avait fait cela des centaines de fois, quoique jamais sans être entouré d’une équipe.

Mais il n’avait pensé qu’aux souffrances qu’un homme en colère est capable d’infliger à une femme en l’espace d’une minute et ne s’accorda pas cette minute de réflexion.

Il suffit qu’il l’entende crier pour qu’aussitôt il crochète la serrure de l’agence, se rue à l’intérieur, et découvre… son pire cauchemar devenu réalité.

Un homme en tenue de combat braquait une arme sur la tempe de Nicole, le bras noué autour de sa gorge. Ils pivotèrent vers lui d’un bloc. Sam n’oublierait jamais l’expression de Nicole quand elle le vit. Son regard terrifié s’éclaira, joie et espoir mêlés. Un filet de sang coulait le long de sa joue depuis le point où le canon de l’arme appuyait contre sa peau pâle.

— Sam ! fit-elle d’une voix étranglée.

Elle se tendit spontanément vers lui, mais l’homme la retint en resserrant son étreinte sur son cou.

— Ne bouge pas ! gronda-t-il. Toi, reste où tu es, ajouta-t-il à l’adresse de Sam.

Ils avaient le dos au mur, et le bureau de Nicole s’interposait entre eux. Impossible pour Sam de lui sauter dessus. L’homme tenait un Kimber 1911 à la main, cran de sûreté levé, le doigt sur la détente. Il avait l’air de savoir s’en servir. Sam sentit qu’il n’hésiterait pas une seconde à l’utiliser.

— Qui tu es, bordel ? demanda l’homme en serrant si fort le bras autour du cou de Nicole que Sam l’entendit lutter pour respirer.

Il connaissait bien cette prise pour l’avoir pratiquée, et s’efforça de juguler sa panique. Un homme entraîné pouvait tordre le cou de Nicole en moins d’une seconde. Il lui suffisait de soulever l’avant-bras et de pousser vers la gauche pour que les vertèbres se brisent.

Ce type n’était pas un vulgaire cambrioleur. C’était un professionnel. Sam tenta une approche par la gauche, mais l’homme se déplaça en même temps que lui dans l’autre sens.

— Tu réponds ou je fais gicler sa cervelle sur le bureau ? menaça l’homme en secouant Nicole.

Sam fit appel à toute sa volonté pour ne pas visualiser la scène. Il leva les mains en l’air afin de montrer à l’autre qu’il n’était pas armé. Bon sang, c’était la stricte vérité ! Il n’avait même pas un putain de couteau.

— Sam Reston, articula-t-il.

— Reston ? Le type du bureau d’en face ?

Sam hocha la tête sans le quitter des yeux. Nicole le fixait d’un air suppliant, mais il n’osait pas la regarder. Il était entièrement concentré sur l’homme, épiant le moindre de ses mouvements, attendant la seconde d’inattention qui lui permettrait d’agir.

Mais ce type était doué. Il se déplaçait avec prudence, se rapprochant progressivement de la porte.

— Tu l’étrangles, dit Sam d’une voix posée, le regard rivé à celui de l’homme. Laisse-la respirer.

L’homme ne répondit pas.

— Va t’asseoir derrière le bureau et pose les mains à plat, ordonna-t-il.

Sam hésita. Les yeux de Nicole commençaient à se révulser.

— Obéis ! aboya l’homme.

Sam évalua ses chances de lui foncer dessus, mais Nicole n’aurait de chance d’en sortir vivante que tant qu’il serait en vie. Il alla s’asseoir derrière le bureau.

— Les mains sur le bureau. À plat, doigts écartés.

La respiration sifflante de Nicole résonnait douloureusement dans le silence de la pièce tandis que l’homme l’entraînait vers la porte. Bien qu’elle suffoquât, elle s’efforça de lui flanquer des coups de talons dans les chevilles. En vain. L’homme portait des bottes de combat.

Ils avaient atteint la porte. L’homme allait tenter de s’enfuir avec Nicole, mais il ne pourrait pas aller bien loin avec une femme qui se débattait. Sam aurait tôt fait de le rattraper. Ce serait…

Il était en train de passer mentalement en revue les options dont il disposait quand l’homme écarta le bras du cou de Nicole, la saisit à bras-le-corps et la projeta à travers la pièce en direction de la grande baie vitrée.

 

 

— Ne t’endors pas, ma belle. Ne referme pas les yeux. Voilà, c’est bien. Regarde-moi. Garde tes beaux yeux grands ouverts.

Des doigts lui tapotaient la joue. C’était énervant. Très énervant même, quand on a envie de dormir. Un souvenir remonta à la surface de son esprit. Elle avait perdu connaissance.

Elle était allongée sur le dos, la tête sur les genoux de quelqu’un. Quelqu’un qu’elle connaissait…

— Sam ? murmura-t-elle d’une voix enrouée.

Elle avait affreusement mal à la gorge. Le simple fait de déglutir était douloureux, découvrit-elle.

— Oui, répondit-il d’une voix rauque. C’est moi, Sam.

— Qu… qu’est-ce qui s’est passé ?

Sam était pâle et tendu, ses traits étaient tirés, ses narines pincées. Il semblait avoir pris dix ans.

— Quelqu’un t’attendait dans ton bureau. Quand je suis entré, un homme braquait une arme sur ta tempe. Il t’a lancée à travers la pièce. Tu as été à deux doigts de passer par la fenêtre. Du neuvième étage. J’ai failli faire une putain de crise cardiaque, ajouta-t-il en fermant les yeux.

Des bribes de souvenirs s’épanouirent dans son esprit, une succession d’images évoquant une scène éclairée par un stroboscope. Le canon d’une arme contre sa tempe. Un bras musclé qui lui écrasait la gorge, l’empêchait de respirer. On la soulevait, elle faisait un vol plané… et Sam la rattrapait in extremis.

Nicole porta la main à sa tempe. Le sang avait séché.

— Où est-il passé ? Tu l’as attrapé ?

— Non, répondit Sam, les dents serrées. J’ai d’abord pensé à te rattraper. Tes fenêtres sont équipées de vitres normales, tu serais passée au travers.

Nicole remua légèrement et gémit. Elle avait mal absolument partout. Elle n’était pas passée par la fenêtre, mais elle avait dû se cogner contre un meuble.

— Ne bouge pas, murmura Sam. Une équipe médicale d’urgence est en route, ainsi que la police. Ils devraient arriver d’une minute à l’autre.

Nicole chercha la main de Sam, et la trouva.

— Tant mieux, souffla-t-elle, incapable de résister plus longtemps à l’envie de fermer les paupières. Je vais me reposer les yeux en attendant.

Quand elle sentit à nouveau ces irritants tapotements sur ses joues et qu’elle ouvrit les yeux, son bureau était violemment éclairé, il y avait plein de monde et du bruit. Elle se redressa. Sam glissa la main dans son dos pour l’aider à s’asseoir. Elle mit un moment à réaliser que la tête ne lui tournait plus.

— Madame ? s’enquit un jeune homme, avant d’ajouter : Monsieur, vous allez devoir vous écarter si vous voulez que je puisse l’examiner.

Sam lui obéit à contrecœur.

Le jeune médecin darda le faisceau d’une petite lampe de poche dans les yeux de Nicole, puis prit son pouls.

— Un type l’a balancée à travers la pièce, expliqua Sam qui s’était accroupi à côté d’eux. C’est un miracle qu’elle ne soit pas passée par la fenêtre, mais elle s’est cognée contre une étagère.

Le miracle, c’était Sam. S’il ne l’avait pas rattrapée, elle se serait écrasée sur le trottoir, neuf étages plus bas. Nicole frémit à cette pensée.

Elle se souvint d’avoir eu le souffle coupé quand elle s’était cognée à l’étagère, et devina, à la douleur dans son épaule, qu’elle aurait un bel hématome. Mais en dehors de cela, elle allait bien. Elle prit une longue inspiration. Oui, elle était secouée, et très fatiguée, mais elle n’avait rien de cassé.

Un homme entra dans la pièce et vint s’accroupir près d’elle. Son visage lui était familier. Mike, le sergent de police.

— Bordel, qu’est-ce que tu fais là ? demanda Sam en fusillant ce dernier du regard.

— Téléphone arabe, lâcha Mike, laconique. Harry aussi est venu.

Derrière Mike se tenait un grand type qui s’appuyait sur des béquilles. Son visage était pâle et émacié, marqué par la souffrance. Nicole le reconnut immédiatement.

— Les signes vitaux sont bons, annonça le médecin en se redressant, mais on va vous placer en observation. Il vaudrait mieux que vous passiez la nuit à l’hôpital pour s’assurer que vous n’avez pas de traumatisme crânien.

— Non, déclara Nicole d’un ton calme.

Le médecin, qui s’était retourné pour faire signe à quelqu’un, pivota sur ses talons.

— Comment ça, « non » ? demanda-t-il comme s’il n’avait jamais entendu ce mot de sa vie.

— Non, répéta-t-elle. Je me connais, je sais que je n’ai rien de cassé. À part quelques bleus, je vais bien. Pas question que j’aille à l’hôpital.

— Dans ce cas, tu viens chez moi, intervint Sam d’un ton sans réplique. Et à la moindre alerte, je t’emmène à l’hôpital. C’est une offre non négociable.

Nicole était comme un chat. On ne lui donnait pas d’ordres. En temps normal, la fierté l’aurait poussée à refuser. Dans le cas présent, aller chez Sam lui apparaissait merveilleux. Si elle rentrait chez elle, elle devrait affronter l’infirmière, peut-être même son père, or il ne fallait surtout pas que celui-ci la voie dans cet état.

— D’accord, souffla-t-elle. Marché conclu.

— Marché conclu, répéta Sam, visiblement soulagé.

— Mademoiselle ? Je suis le lieutenant Kelly. Vous sentez-vous en état de répondre à quelques questions ?

Nicole tourna la tête vers l’homme qui venait de se matérialiser à côté de Mike. Grand, athlétique, il portait un complet du même gris que ses tempes et avait l’air fatigué. Elle se leva avec l’aide de Sam, et s’assit sur une chaise. Le lieutenant Kelly prit place en face d’elle.

À sa demande, Nicole déclina ses nom, adresse, profession et numéros de téléphone.

— Racontez-moi ce qui s’est passé, mademoiselle Pearce.

Elle s’exécuta, et il prit des notes sur un calepin qu’il avait tiré de sa poche. Quand elle eut terminé de lui rapporter tout ce dont elle se souvenait, le lieutenant Kelly se tourna vers Sam.

— Des précisions, Sam ?

— Oui, concernant son agresseur, principalement. Blanc. Américain. Un mètre soixante-dix-huit, quatre-vingt-dix kilos, yeux et cheveux bruns, tenue de combat en Nomex, bottes de combat, Ka-bar dans un holster de cuisse, Kimber 1911, trois chargeurs à la ceinture, gants en latex – les techniciens ne trouveront probablement pas d’empreintes. Il est parti très vite, la caméra de surveillance qui se trouve au-dessus de la porte de mon bureau a peut-être capturé son visage. D’ailleurs, maintenant que j’y pense, l’écran de cette caméra s’est flouté à deux reprises, ce soir. Vers 19 h 30 et un peu avant 21 heures. Je ne m’y suis pas arrêté sur le moment, mais ce type a sûrement utilisé…

— Une lampe laser, dirent Harry et Mike d’une même voix.

— Un professionnel, grogna le lieutenant.

— À coup sûr, confirma Sam. Et surentraîné. Probablement un ancien militaire.

— À votre avis, mademoiselle Pearce, demanda le lieutenant en se tournant vers Nicole, quel intérêt un professionnel aurait-il à entrer par effraction dans votre bureau ?

Nicole secoua la tête.

— Aucune idée. Mais il cherchait effectivement quelque chose parce que juste avant que Sam entre, il n’arrêtait pas de dire : « Où est-ce que tu l’as mis ? » Ou plutôt, précisa-t-elle après en s’être raclé la gorge : « Où est-ce que tu l’as foutu ? » Je n’ai pas eu le temps de lui demander de quoi il parlait.

— J’imagine qu’il n’en avait pas après vos bibelots, observa Kelly. Il cherchait quelque chose de bien particulier. Quoi, selon vous ?

Nicole haussa les épaules.

— Je ne vois vraiment pas.

— Est-ce qu’il vous manque quelque chose ?

— Je l’ignore, je n’ai pas vérifié.

— Vous vous sentez la force de le faire maintenant ?

— Je pense, oui.

Nicole se leva et parcourut la pièce, passant en revue le contenu de chaque tiroir. Sam, qui s’était levé en même temps qu’elle, ne la quittait pas d’une semelle.

— Je crois que rien ne manque, dit-elle. Il n’a pas dû avoir le temps de…

Elle s’interrompit. Son ordinateur de bureau était installé sur une table à part. C’était là qu’elle travaillait à ses traductions. Elle n’utilisait son portable que sur le grand bureau derrière lequel elle recevait ses clients. La chaise à roulettes devant son poste de travail n’était pas rangée correctement.

— Cette chaise a été déplacée, affirma-t-elle. Je la repousse toujours sous le bureau avant de partir, et je suis certaine de l’avoir fait hier soir. Vous pensez qu’il aurait pu être intéressé par quelque chose qui se trouvait sur mon ordinateur ?

Sam s’était déjà installé sur la chaise à roulettes et appuyait sur le bouton de mise en marche. Il attendit, fronça les sourcils.

— Je crains qu’il n’ait bousillé ton ordinateur, Nicole.

— Non, répondit-elle en s’approchant de son sac pour en sortir son disque dur externe. J’utilise des disques durs externes que je ramène chez moi tous les soirs avec mon portable et des copies de secours sur une clef USB. Mon ordinateur est mon gagne-pain et je ne laisse jamais rien traîner au bureau. D’une part parce que mon ordinateur est équipé de coûteux logiciels que je serais très embêtée de perdre, d’autre part parce que la plupart des contrats que je passe avec mes clients comportent une clause de confidentialité.

Au mot confidentialité, le lieutenant, Sam, Mike, Harry, les techniciens de la police et le médecin tournèrent la tête vers l’écran de son ordinateur, tels des chiens de chasse qui auraient flairé un faisan.

— Allume ton ordinateur, gronda Sam en se levant pour lui céder la place.

Nicole glissa le disque dur externe dans la fente prévue à cet effet et mit son ordinateur en marche. Un profond silence régnait dans la pièce tandis que la page d’accueil de Wordsmith s’affichait à l’écran. Nicole entra son mot de passe et la liste de ses dossiers apparut, classés par clients, par langues et par traducteurs.

— Que cherche-t-on, d’après vous ? demanda le lieutenant Kelly. Un homme était prêt à commettre un meurtre pour s’emparer du contenu de votre ordinateur.

Le lieutenant n’avait pas tort. Si l’homme qui était entré ici l’avait fait à seule fin de fouiller le contenu de son ordinateur, il s’était donné beaucoup de mal. Et s’il cherchait quelque chose…

Nicole réprima un cri et fit pivoter sa chaise face aux hommes qui l’entouraient.

— Mon Dieu, souffla-t-elle. S’il est venu chercher quelque chose qui se trouvait dans mon ordinateur, il a fait chou blanc puisque le disque dur était dans mon sac. Ce qui signifie…

— Qu’il va revenir, acheva Sam à sa place.

Nicole parcourut du regard les visages graves qui l’entouraient. Toutes les personnes présentes étaient parvenues à cette conclusion bien avant elle. Un frisson glacé courut le long de sa colonne vertébrale.

— Il ne touchera pas à un seul de tes cheveux, Nicole, je t’en donne ma parole, articula Sam en posant ses grandes mains chaudes sur ses épaules.

Elle leva les yeux vers lui. Il ne souriait pas pour se montrer rassurant. Il arborait une expression sinistre. Dure. Qui la rassura davantage que ne l’eût fait un sourire.

— Ce soir, tu viens chez moi, et tu y resteras jusqu’à ce qu’on ait attrapé cet enc… cette ordure. C’est clair ?

— Je ne peux pas laisser mon père, répliqua-t-elle. Surtout s’il est en danger. C’est impossible.

— Quelqu’un en a peut-être après toi, déclara Sam en plongeant son regard dans le sien. Tu ne veux pas attirer ce danger sur ton père, n’est-ce pas ? Si ce type est prêt à te tuer, crois-moi, il n’hésitera pas à s’en prendre à ton père.

Ô mon Dieu. Le ton froidement autoritaire de son agresseur lui revint en mémoire. Ainsi que son calme, son assurance, la maîtrise parfaite de ses gestes. Un professionnel, avait dit Sam. Un tueur professionnel. Elle ne conduirait pas cet homme-là jusqu’à son père, mais…

— Il a besoin de protection, déclara-t-elle, paralysée d’angoisse à l’idée que quelqu’un puisse faire du mal à son père. Il n’est pas en état d’affronter un pareil danger.

— Mike ? fit Sam en se tournant vers lui.

— Lieutenant ? fit Mike en se tournant vers Kelly. Ce dernier soupira.

— C’est bon, j’ai compris. Je posterai deux hommes devant la maison de Mlle Pearce. Personne ne touchera à son père.

— Trois équipes de deux, jour et nuit, exigea Sam.

— D’accord, répondit le lieutenant en faisant la grimace. Je ne sais pas où je vais dénicher six hommes, mais c’est d’accord, je ferai mon possible. Je ne peux toutefois pas garantir de surveillance au-delà de deux jours. Désolé, ajouta-t-il avec un haussement d’épaules.

— Je me chargerai d’assurer sa sécurité à partir de là, déclara Sam. Je connais des types parfaits pour ce genre de mission.

Nicole voulut protester qu’elle n’avait pas les moyens de se payer des gardes du corps à demeure, mais avant qu’elle ait le temps d’ouvrir la bouche, Sam se pencha et lui murmura à l’oreille :

— Cadeau de la maison Reston.

— C’est d’accord. Six hommes deux par deux, relevés toutes les huit heures, pendant deux jours, annonça le lieutenant en refermant son téléphone portable. C’est tout ce que je peux faire. Ils seront en place d’ici une demi-heure. Bon, ce problème étant résolu, enchaîna-t-il, concentrons-nous sur ce qui peut bien intéresser ce type dans votre ordinateur. Combien de fichiers avez-vous reçus, disons au cours des trois derniers jours ?

Nicole pivota face à son ordinateur et tapota sur son clavier.

— Vingt-deux, annonça-t-elle après être remontée jusqu’au vingt-six juin.

— Rien qui vous paraisse suspect ?

Elle parcourut ses fichiers avec attention.

— Non, rien que de très ordinaire, répondit-elle. Mon agence traduit toutes sortes de documents, mais notre atout majeur concerne le domaine de la finance.

— Quelque chose est-il arrivé depuis que vous avez consulté vos messages pour la dernière fois ? intervint Mike.

Elle ouvrit sa boîte mail pour vérifier.

— Seulement deux messages, dit-elle. La copie d’un contrat et un message personnel d’une amie de Genève.

— Avez-vous des contrats avec l’armée ? s’enquit le lieutenant.

— Non, répondit-elle. J’aimerais bien, mais il me faudrait une autorisation spéciale. Je compte en faire la demande, mais cela prendra du temps.

— Avec le ministère des Affaires étrangères ?

— Non plus. Le ministère a ses propres services de traduction, excellents au demeurant, et ne soustraite rien.

— Pourrait-il s’agir d’une affaire d’espionnage industriel ?

Nicole secoua la tête.

— Mon agence existe depuis moins d’un an. Une entreprise qui aurait des secrets industriels qu’on serait prêt à voler l’arme au poing ne ferait pas appel aux services d’une structure aussi modeste que la mienne. Cela viendra peut-être un jour, mais pas avant plusieurs années. Il faudrait que je sois en mesure de garantir un niveau maximal de confidentialité, or les logiciels spécialisés dans le cryptage des données coûtent très cher, et je devrais considérablement augmenter mes tarifs. Ce sera donc pour plus tard.

— Vous disiez tout à l’heure être spécialisée dans la finance…

La sonnerie de son portable l’interrompit et il leva l’index pour lui demander de patienter. Il écouta, grommela quelques mots, et referma son portable.

— Mes hommes sont en place. La protection de votre père est assurée, annonça-t-il.

Nicole poussa un soupir de soulagement.

— Merci, lieutenant.

La main de Sam posée sur son épaule lui rappela qu’elle aussi était protégée.

— Eh ! Regardez un peu ce que j’ai trouvé ! s’exclama l’un des techniciens en brandissant ce qui ressemblait à un épais cordon de plastique. Ça a dû tomber de la ceinture d’accessoires du type.

Nicole sentit la main de Sam se crisper sur son épaule.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle, alarmée par l’expression sinistre qui s’était peinte sur tous les visages.

— Un cordon d’entrave, laissa tomber Sam.

— Un quoi ?

— Un cordon d’entrave, répéta-t-il en la regardant droit dans les yeux. Il avait l’intention de te menotter.

— Pourquoi aurait-il voulu me…

Nicole n’acheva pas sa phrase. Toutes sortes de motifs pouvaient inciter un intrus à menotter une femme, et aucun d’eux n’était plaisant.

Sam se contenta de hocher la tête.

— Bon, tâchons de découvrir ce que cette ordure voulait tellement et mettons-lui la main dessus au plus vite.

Nicole s’adossa à son siège, choquée que Sam ait déjoué une agression incluant non seulement une arme, mais des menottes…

— Vous disiez être spécialisée dans la finance, reprit le lieutenant.

— En effet, répondit Nicole, nous avons des compétences pointues en économie.

— Pourrait-il y avoir quoi que ce soit dans ces documents bancaires qui pousse quelqu’un à tuer ?

— Je peux d’ores et déjà exclure cette hypothèse. La plupart des textes économiques que nous traduisons doivent répondre à des exigences légales, pour des réunions de conseils d’administration, ce genre de choses. Ces traductions sont essentiellement établies pour l’Europe. Ces rapports sont rédigés dans la langue du pays où s’est tenue la réunion, et en anglais afin que les actionnaires étrangers puissent les lire. Personne ne nous enverrait des informations impliquant d’importantes sommes d’argent. Comme je vous l’ai dit, l’agence est trop jeune et trop petite.

— Bien, je pense que nous en avons terminé, déclara le lieutenant. Puis-je vous demander de m’envoyer la copie de tout ce que vous avez reçu, disons, depuis une semaine ?

Nicole hésita un instant. S’ils l’apprenaient, ses clients ne seraient pas contents. D’un autre côté, la police de San Diego n’allait pas le crier sur les toits.

— Oui, bien sûr. Mais la plupart de ces documents ne sont pas en anglais, l’avertit-elle.

— Ça n’en sera que plus amusant, commenta Kelly d’un air chagrin. L’un des techniciens va prendre vos empreintes, ajouta-t-il, et vous établirez avec lui la liste de toutes les personnes susceptibles d’en avoir laissé dans votre bureau.

— Mais… mon agresseur portait des gants, fit-elle remarquer. Est-ce bien nécessaire ?

— Il ne faut jamais rien négliger. Voici ma carte. Si un détail vous revient, n’importe lequel, n’hésitez pas à m’appeler. De jour comme de nuit.

Nicole devina qu’elle devait ce traitement de faveur à Mike. Aucune affaire de cambriolage où rien n’avait été volé n’aurait bénéficié d’une telle attention, autrement. Elle se leva pour ranger la carte du lieutenant dans son sac, puis lui tendit la main.

— Je ne pourrai jamais assez vous remercier, lieutenant Kelly.

— N’y pensez même pas. Sam, Harry, ajouta-t-il en saluant ces deniers d’un hochement de tête. Mike, tu viens avec moi.

Comme le petit groupe quittait la pièce, Nicole se sentit soudain gagnée par une immense fatigue, un épuisement sans nom. Elle chancela légèrement, et sentit aussitôt les bras puissants de Sam se refermer autour d’elle. Elle se laissa aller contre lui, appuya le front contre son torse, et inhala son odeur avec délices.

Harry se racla la gorge et Nicole se redressa, soudain honteuse de sa faiblesse, mais Sam la retint avant qu’elle essaie de se dégager.

— Je l’emmène chez moi, annonça-t-il à Harry. Vérifie les enregistrements des caméras de sécurité, tu veux ? Avec un peu de chance, on l’aura chopé quand il s’est tiré.

— Si c’est le cas, je tire des clichés et je les envoie au département de police de San Diego. Ils ont un logiciel de reconnaissance faciale aussi performant que celui du FBI. Si ce type figure dans la banque de données, on saura de qui il s’agit. Je m’y mets tout de suite, conclut Harry avant de franchir le seuil.

Dès qu’il eut refermé la porte, Sam resserra son étreinte, approcha les lèvres de l’oreille de Nicole et chuchota :

— Il est temps de rentrer, mon ange.

Sa voix, son souffle lui donnèrent la chair de poule. Elle s’écarta un peu et leva les yeux vers lui. Vers cet homme qui n’avait pas hésité une seconde à voler à son secours. Qui lui avait sauvé la vie. Et de manière intuitive, dans le tréfonds de son âme, elle comprit que, désormais, elle lui appartenait.